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Bandeau théière calli

Bandeau théière calli

samedi 14 juillet 2018

Les baguettes d'ivoire


Conte du philosophe chinois Han Fei Zi - IIIe siècle avant notre ère
Fin de la période des Royaumes Combattants


Dans l'ancienne Chine, un jeune prince décida de se faire fabriquer une paire de baguettes avec un morceau d'ivoire d'une grande valeur. Lorsque le roi son père, qui était un sage, en eut connaissance, il vint le trouver et lui expliqua la chose suivante :

"Tu ne dois pas faire cela car cette luxueuse paire de baguettes risque de te mener à ta perte !"

Le jeune prince était interloqué. Il ne savait si son père était sérieux ou s'il se moquait de lui. Mais le père poursuivit :

"Lorsque tu auras tes baguettes d'ivoire, tu te rendras compte qu'elles ne vont pas avec la vaisselle de grès que nous avons à notre table. Il te faudra des tasses et des bols de jade. Or, les bols de jade et les baguettes d'ivoire ne souffrent pas des mets grossiers. Il te faudra des queues d'éléphants et des foies de léopards. Un homme qui a goûté des queues d'éléphants et des foies de léopards ne saurait se contenter d'habits de chanvre et d'une demeures simple et austère. Il te faudra des costumes de soie et des palais magnifiques. Pour cela, tu saigneras les finances du royaume et tes désirs n'auront pas de fin. Tu aboutiras bien vite à une vie de luxe et de dépenses qui ne connaîtra plus de bornes. Le malheur s'abattra sur nos paysans, le royaume sombrera dans la ruine et la désolation...

"Car tes baguettes d'ivoire sont comme la mince fissure dans la muraille qui finit par détruire l'édifice tout entier."

Le jeune prince oublia son caprice et devint plus tard un monarque réputé pour sa grande sagesse.

Un désir en appelle un autre et un désir satisfait en appelle souvent un plus grand. Or, nous vivons dans des sociétés où nous sommes sans cesse sollicités et tentés. Les médias, les publicités sont là pour nous présenter encore et toujours de nouvelles choses à posséder, la plupart du temps superflues. Comment résister à cette spirale sans fin ?



samedi 10 février 2018

Pierre Loti et les souliers de l'impératrice

En 1900, au moment du sac du Palais d'Eté, l'écrivain Julien Viaud, alias Pierre Loti, écoute un membre de la légation française qui lui explique comment récupérer, dans les objets oubliés du pillage, un objet unique : les souliers rouges de l'impératrice Cixi (Tseu-Hi), mère du dernier empereur de Chine Pu Yi. Il s'empresse alors en ce lieu et recherche le trésor discret.



..."En effet, dans une île ombreuse de la partie sud du lac des Lotus est un frêle palais, presque caché, où la souveraine avait dormi sa dernière nuit d'angoisse, avant sa fuite affolée en charrette comme une pauvresse. Or, la deuxième chambre à gauche, au fond de la deuxième cour de ce palais, était la sienne. Et là, sous un lit sculpté, sont restés par terre deux petits souliers en soie rouge, brodés de papillons et de fleurs, qui n'ont pu appartenir qu'à elle.

Je m'en reviens donc grand train dans la "Ville jaune". Je déjeune en hâte dans notre galerie vitrée d'où les bibelots merveilleux ont déjà commencé, hélas ! de s'en aller au nouveau garde-meuble, afin de permettre aux charpentiers de commencer leur oeuvre d'appropriation. Et vite je m'en vais, à pied cette fois, avec mes deux fidèles serviteurs, à la recherche de cette île, de ce palais et de ces petits souliers. 


... Par les portes ouvertes sur les marches si blanches qui y montent, de gentils débris de toutes sortes dévalent en cascade : cassons de porcelaines impériales, cassons de laques d'or, petits dragons de bronze tombés les pattes en l'air, lambeaux de soies roses et grappes de fleurs artificielles. Les barbares ont passé par là.


Dans les cours intérieures, d'où s'envole à notre approche une nuée de corbeaux, même désastre : le sol est jonché de pauvres objets élégants et délicats, un peu féminins, que l'on a détruits à plaisir. Et, comme c'est un massacre tout récent, les étoffes légères, les fleurs en soie, les lambeaux de parures n'ont même pas perdu leur fraîcheur. Au fond de la deuxième cour, la deuxième chambre à gauche ! Il reste un trône, des fauteuils, un grand lit très bas, sculpté par la main des Génies... Sous ce lit, où je regarde tout de suite, traînent des amas de papiers manuscrits, des soies, des loques charmantes. Et mes deux serviteurs, qui fourragent là-dedans avec des bâtons, comme des chiffonniers, ont bientôt fait de ramener ce que je cherchais : l'un après l'autre, les deux petits souliers rouges, étonnants et comiques !


Ce  ne sont pas de ces ridicules souliers de poupée pour dame chinoise aux orteils contrefaits ; l'impératrice étant une princesse tartare ne s'était point déformé les pieds, qu'elle semble avoir, du reste, très petits par nature. Non, ce sont des mules brodées, de tournure très normale ; mais leur extravagance est seulement dans les talons, qui ont bien trente centimètres de haut, qui prennent sous toute la semelle, qui s'élargissent par le bas comme des socles de statue sans quoi l'on tomberait, qui sont des blocs de cuir blanc tout à fait invraisemblables.

Je ne me représentais pas que des souliers de femme pouvaient faire tant de volume."

Les derniers jours de Pékin
Paris, Calman Lévy, 1901
(Extrait)

Je me suis demandée ce qu'étaient devenus ces fameux souliers dérobés par Pierre Loti et j'ai appris alors, dans un texte d'Agnès de Noblet extrait de "Pierre Loti et les grands de ce monde", que le romancier avait été épris de la duchesses d'Aoste, née Hélène d'Orléans, sœur de la reine du Portugal, réputée pour sa grande beauté, et qu'il lui avait offert l'un des deux souliers. Quant à l'autre, je ne sais pas ce qu'il est devenu.

Dans "L'impératrice Cixi", de Jung Chang, (Ed. Lattès, 2015), on peut lire un passage mentionnant les souliers de l'impératrice : 

..."Des bijoux en tous genres et des fleurs cueillies de frais ornaient sa coiffure. Des bracelets et des bagues ornaient ses mains et ses poignets et, comme si la place lui manquait pour exhiber d'autres parures, des protège-ongles incrustés de pierres précieuses lui couvraient deux doigts de chaque main. Cixi n'avait pas négligé ses pieds : de petites perles décoraient toute la surface de ses souliers en satin brodé à bouts carrés, dont seules les semelles de plusieurs centimètres de haut n'arboraient aucun ornement. En dépit de l'inconfort de telles chaussures, Cixi avança d'un pas vif en direction de Miss Carl et lui demanda où placer le trône du double dragon où elle s'installerait."


Note : Vers la fin de son règne, l'impératrice Cixi interdit que l'on bande les pieds des femmes.

dimanche 21 janvier 2018

Le caractère du poisson

Le tracé des caractères des langues chinoises a évolué au cours du temps. A l'origine, il y a de cela environ 5.000 ans avant notre ère, les grands chamanes d'Asie du sud-est se référaient, pour traduire les messages des ancêtres disparus et donner des conseils quand à l'attitude à adopter dans certaines circonstances, aux craquelures qui se produisaient sur des carapaces de tortues portées au-dessus des braises.

Ces craquelures formaient des sortes de signes que le chamane interprétait et on pense que c'est ainsi que c'est créé le système d'écriture chinoise. Les sages que l'on consultait on peu à peu noté ces signes, qu'ils ont reporté en les gravant sur des os d'omoplates à cause de leur forme assez plane et de leur amplitude pour former les idéogrammes (mais peut-être aussi sur les plaques d'argile), puis plus tard sur du bronze et enfin sur des lattes de bambou avant que ne soit inventé le papier.

Mais il est des caractères qui découlent simplement du dessin de l'objet que l'on souhaitait indiquer et c'est pourquoi les Chinois assimilent en général peinture et calligraphie.

La première forme de ce type d'écriture est connue sous le nom de sigillaire car elle était principalement utilisée sur les sceaux impériaux et des mandarins.

Pour vous donner une petite idée de cette évolution, voyons celle d'un de ces signes simples : celui du poisson (yu - 2e ton), de la sculpture sur os à l'écriture actuelle, en passant par l'ex-voto sur bronze, le grand sceau et le petit sceau  :




Pour entendre le son "yu" au 2e ton, cliquez sur ce lien.

Si vous souhaitez parcourir l'article de Rémy Mathieu sur le chamanisme en Chine ancienne, extrait d'un article thématique du magazine "L'homme", Du bon usage des dieux en Chine (1987), vous pouvez cliquer sur celui-ci : celui-ci.


jeudi 11 janvier 2018

Des vertus du ginseng - Récit du XVIIIe siècle

Au début du XVIIIe siècle, les jésuites établis à la cour de Pékin sont chargés par l'empereur Kangxi de dresser la carte de la Chine, ce qui est pour eux l'occasion de parcourir le pays et de pénétrer dans des régions jusqu'alors demeurées inaccessibles aux Occidentaux. Au cours d'une expédition géographique en Mandchourie, le père Pierre Jartoux (1701-1720) découvre le ginseng, cette plante aux propriétés "miraculeuses".

Extrait de son récit sur la plante :

"Les plus habiles médecins de la Chine ont fait des volumes entiers sur les propriétés de cette plante ; ils la font entrer dans presque tous les remèdes qu'ils donnent aux grands seigneurs ; car elle est d'un trop grand prix pour le commun du peuple. Il prétendent que c'est un remède souverain pour les épuisements causés par des travaux excessifs de corps ou d'esprit, qu'(elle dissout les flegmes, qu'elle guérit la faiblesse des poumons et la pleurésie, qu'elle arrête les vomissements, qu'elle fortifie l'orifice de l'estomac et ouvre l'appétit, qu'elle dissipe les vapeurs, remédie à la respiration faible et précipitée en fortifiant la poitrine, qu'elle fortifie les esprits vitaux et produit de la lymphe dans le sang, enfin qu'elle est bonne pour les vertiges et les éblouissements, et qu'elle prolonge la vie des vieillards.



On ne peut guère s'imaginer que les Chinois et les Tartares fissent un si grand cas de cette racine, si elle ne produisait constamment de bons effets. Ceux-même qui se portent bien en usent souvent pour se rendre plus robustes. Pour moi, je suis persuadé qu'entre les mains des Européens qui entendent la pharmacie, ce serait un excellent remède, s'ils en avaient assez pour en faire les épreuves nécessaires, pour en examiner la nature par la voie de la chimie, et pour l'appliquer dans la quantité convenable, suivant la nature du mal auquel elle peut être salutaire. Ce qui est certain, c'est qu'elle subtilise le sang, qu'elle le met en mouvement, qu'elle l'échauffe, qu'elle aide la digestion, et qu'(elle fortifie d'une manière sensible. Après avoir dessiné celle que je décrirai dans la suite, je me tâtai le pouls pour savoir en quelle situation il était : je pris ensuite la moitié de cette racine toute crue, sans aucune préparation, et une heure après je me trouvai le pouls beaucoup plus plein et plus vif, j'eus de l'appétit, je me sentis beaucoup plus de vigueur et une facilité pour le travail que je n'avais pas auparavant.

Cependant, je ne fis pas grand fond sur cette épreuve, persuadé que ce changement pouvait venir du repos que nous prîmes ce jour-là. Mais quatre jours après,me trouvant si fatigué et si épuisé de travail qu'à peine pouvais-je me tenir à cheval, un mandarin de notre troupe, qui s'en aperçut, me donna une de ces racines : j'en pris sur-le-champ la moitié, et une heure après je ne ressentis plus de faiblesse. J'en ai usé ainsi plusieurs fois depuis ce temps-là, et toujours avec le même succès. J'ai remarqué encore que la feuille toute fraîche, et surtout les fibres que je mâchais, produisaient à peu près le même effet.



Nous nous sommes souvent servis de feuilles de gin-seng à la place de thé, ainsi que font les Tartares, et je m'en trouvais si bien, que je préférais, sans difficulté, cette feuille à celle du meilleur thé. La couleur en est aussi agréable, et quand on en a pris deux ou trois fois, on lui trouve une odeur et un goût qui font plaisir.

Pour ce qui est de la racine, il faut la faire bouillir un peu plus que le thé,  afin de donner le temps aux esprits de sortir ; c'est la pratique des Chinois, quand ils en donnent aux malades, et alors ils ne passent guère la cinquième partie d'une once de racine sèche. A l'égard de ceux qui sont en santé, et qui n'en usent que par précaution, ou pour quelque légère incommodité, je ne voudrais pas que d'une once ils en fissent moins de dix prises, et je ne leur conseillerais pas d'en prendre tous les jours.Voici de quelle manière on la prépare : on coupe la racine en petites tranches qu'on met dans un pot de terre bien vernissé, où l'on a versé un demi-setier d'eau. Il faut avoir soin que le pot soit bien fermé : on fait cuire le tout à petit feu ; et quand de l'eau qu'on y a mise il ne reste que la valeur d'un gobelet, il faut y jeter un peu de sucre, et la boire sur-le-champ. On remet ensuite autant d'eau sur le marc, on le fait cuire de la même manière, pour achever de tirer tout le suc, et ce qui reste des parties spiritueuses de la racine. Ces deux doses se prennent, l'une le matin, et l'autre le soir.



A l'égard des lieux où croît cette racine, en attendant qu'on les voie marqués sur la nouvelle carte de Tartarie, dont nous enverrons une copie en France, on peut dire en général que c'est entre le trente-neuvième et le quarante-septième degré de latitude boréale, et entre le dixième et le vingtième degré de longitude orientale, en comptant depuis le méridien de Pékin. Là se découvre une longue suite de montagnes, que d'épaisses forêts, dont elles sont couvertes et environnées, rendent comme impénétrables. C'est sur le penchant de ces montagnes et dans ces forêts épaisses, sur le bord des ravines ou autour des rochers, au pied des arbres et au milieu de toute sorte d'herbes, que se trouve la plante de gin-seng. On ne la trouve point dans les plaines, dans les vallées, dans les marécages, dans le fond des raines, ni dans les lieux trop découverts. Si le feu prend à la forêt et le consume, cette plante n'y reparaît que trois ou quatre ans après l'incendie, ce qui prouve qu'elle est ennemie de la chaleur ; aussi se cache-t-elle du soleil le plus qu'elle peut."

Pierre Jartoux, Lettre du 12 avril 1711, in Lettres édifiantes et curieuses,
Paris, Société du Panthéon littéraire, 1843