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Bandeau théière calli

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samedi 10 février 2018

Pierre Loti et les souliers de l'impératrice

En 1900, au moment du sac du Palais d'Eté, l'écrivain Julien Viaud, alias Pierre Loti, écoute un membre de la légation française qui lui explique comment récupérer, dans les objets oubliés du pillage, un objet unique : les souliers rouges de l'impératrice Cixi (Tseu-Hi), mère du dernier empereur de Chine Pu Yi. Il s'empresse alors en ce lieu et recherche le trésor discret.



..."En effet, dans une île ombreuse de la partie sud du lac des Lotus est un frêle palais, presque caché, où la souveraine avait dormi sa dernière nuit d'angoisse, avant sa fuite affolée en charrette comme une pauvresse. Or, la deuxième chambre à gauche, au fond de la deuxième cour de ce palais, était la sienne. Et là, sous un lit sculpté, sont restés par terre deux petits souliers en soie rouge, brodés de papillons et de fleurs, qui n'ont pu appartenir qu'à elle.

Je m'en reviens donc grand train dans la "Ville jaune". Je déjeune en hâte dans notre galerie vitrée d'où les bibelots merveilleux ont déjà commencé, hélas ! de s'en aller au nouveau garde-meuble, afin de permettre aux charpentiers de commencer leur oeuvre d'appropriation. Et vite je m'en vais, à pied cette fois, avec mes deux fidèles serviteurs, à la recherche de cette île, de ce palais et de ces petits souliers. 


... Par les portes ouvertes sur les marches si blanches qui y montent, de gentils débris de toutes sortes dévalent en cascade : cassons de porcelaines impériales, cassons de laques d'or, petits dragons de bronze tombés les pattes en l'air, lambeaux de soies roses et grappes de fleurs artificielles. Les barbares ont passé par là.


Dans les cours intérieures, d'où s'envole à notre approche une nuée de corbeaux, même désastre : le sol est jonché de pauvres objets élégants et délicats, un peu féminins, que l'on a détruits à plaisir. Et, comme c'est un massacre tout récent, les étoffes légères, les fleurs en soie, les lambeaux de parures n'ont même pas perdu leur fraîcheur. Au fond de la deuxième cour, la deuxième chambre à gauche ! Il reste un trône, des fauteuils, un grand lit très bas, sculpté par la main des Génies... Sous ce lit, où je regarde tout de suite, traînent des amas de papiers manuscrits, des soies, des loques charmantes. Et mes deux serviteurs, qui fourragent là-dedans avec des bâtons, comme des chiffonniers, ont bientôt fait de ramener ce que je cherchais : l'un après l'autre, les deux petits souliers rouges, étonnants et comiques !


Ce  ne sont pas de ces ridicules souliers de poupée pour dame chinoise aux orteils contrefaits ; l'impératrice étant une princesse tartare ne s'était point déformé les pieds, qu'elle semble avoir, du reste, très petits par nature. Non, ce sont des mules brodées, de tournure très normale ; mais leur extravagance est seulement dans les talons, qui ont bien trente centimètres de haut, qui prennent sous toute la semelle, qui s'élargissent par le bas comme des socles de statue sans quoi l'on tomberait, qui sont des blocs de cuir blanc tout à fait invraisemblables.

Je ne me représentais pas que des souliers de femme pouvaient faire tant de volume."

Les derniers jours de Pékin
Paris, Calman Lévy, 1901
(Extrait)

Je me suis demandée ce qu'étaient devenus ces fameux souliers dérobés par Pierre Loti et j'ai appris alors, dans un texte d'Agnès de Noblet extrait de "Pierre Loti et les grands de ce monde", que le romancier avait été épris de la duchesses d'Aoste, née Hélène d'Orléans, sœur de la reine du Portugal, réputée pour sa grande beauté, et qu'il lui avait offert l'un des deux souliers. Quant à l'autre, je ne sais pas ce qu'il est devenu.

Dans "L'impératrice Cixi", de Jung Chang, (Ed. Lattès, 2015), on peut lire un passage mentionnant les souliers de l'impératrice : 

..."Des bijoux en tous genres et des fleurs cueillies de frais ornaient sa coiffure. Des bracelets et des bagues ornaient ses mains et ses poignets et, comme si la place lui manquait pour exhiber d'autres parures, des protège-ongles incrustés de pierres précieuses lui couvraient deux doigts de chaque main. Cixi n'avait pas négligé ses pieds : de petites perles décoraient toute la surface de ses souliers en satin brodé à bouts carrés, dont seules les semelles de plusieurs centimètres de haut n'arboraient aucun ornement. En dépit de l'inconfort de telles chaussures, Cixi avança d'un pas vif en direction de Miss Carl et lui demanda où placer le trône du double dragon où elle s'installerait."


Note : Vers la fin de son règne, l'impératrice Cixi interdit que l'on bande les pieds des femmes.