Le mois dernier, j'ai trouvé sur un éventaire du Marché aux Livres un ouvrage extrêmement intéressant qui s'intitule
RECITS DE VOYAGES EN CHINE
Publié par le club France Loisirs et édité par Robert Laffont (1992), c'est un recueil d'aventures de route relatées par trois voyageurs au XIXe siècle : une femme de diplomate aux sens en éveil, un missionnaire lazariste friand d'anecdotes et un membre de société géologique pris par la morosité.
Le premier écrit est celui de Catherine-Fanny de Bourboulon (1851-1861), une écossaise qui a suivi son mari diplomate français pendant une dizaine d'années du Gobi à Macao, en passant par Shanghaï et Pékin. Le récit (p. 11 à 48) s'articule en 3 chapitres :
- A Pékin, promenade dans la ville chinoise
- Pique-nique au tombeau des Ming
- La traversée du désert du Gobi
Vient ensuite un récit -le principal du recueil- du père Evariste Huc, missionnaire lazariste qui quitte la mission mongole des Eaux Noires pour une grande expédition jusqu'à Lhassa de 1844 à 1846. L'histoire est tirée dans ses "Souvenirs d'un voyage dans la Tartarie et le Thibet", imprimé en 1924 par l'Imprimerie des Lazaristes qui, dit-on, fut un best-seller en son temps. Il se divise (p. 48 à 165) en 12 chapitres :
- Préparatifs de départ
- Première étape importante : la ville de Tolon-Noor et ses grandes fonderies
- Accueil empressé dans la Ville-Bleue
- Violent orage et refuge troglodyte
- Un festin à la tartare
- Souffrances sur la route de Lha-Ssa
- Nouveau changement de costume et d'attitude
- Péripéties du voyage
- Une maladie dangereuse et sa guérison
- Procès et torture d'un bandit de grand chemin
- La proie des cancrelats sur le lac Pou-Yang
- La "Maison aux plumes de poule"
Nous trouvons en dernier la narration du comte Henri Russel-Killough (1858-1859), membre de la Société Française de Géographie et grand amateur de voyages, extraite de "Seize Mille Lieues à travers l'Asie et l'Océanie (Hachette, 1864) subdivisés en trois chapitres (p. 165 à 188) :
- Premier relais en mongolie
- En route pour le désert de Gobi
- Première impression de Péking
Ces fragments d'expériences de voyageurs intrépides dans une Chine pour eux hostile et étrange, sont de véritables bijoux en tant que témoignages des conditions de vie de l'Extrême Orient au XIXe siècle. Je ne résiste pas à la tentation de vous en faire partager un passage, extrait du récit du père Huc qui mentionne l'intervention d'un médecin chinois.
"Tout en approchant de notre lit, il débuta par des aphorismes qui nous parurent avoir quelque valeur.
J'ai appris, dit-il, que l'illustre malade était originaire des contrées occidentales. Il est écrit dans les livres que les maladies varient selon les pays ; celles du Nord ne ressemblent pas à celles du Midi ; chaque peuple en a qui lui sont propres ; aussi, chaque contrée produit-elle des remèdes particuliers et adaptés aux infirmités ordinaires de ses habitants. Le médecin habile doit distinguer les tempéraments, reconnaître le vrai caractère des maladies, et prescrire des médicaments convenables ; voilà en quoi consiste sa science. Il faut qu'il se garde bien de traiter ceux qui sont d'au-delà les mers occidentales comme les hommes de la nation centrale...
Après avoir débité cette exposition de principes avec les remarquables inflexions de voix et un grand luxe de gestes, il attira à lui un large fauteuil en bambou, et s'assit tout à côté de notre lit, il nous demanda le bras droit, et, l'ayant appuyé sur un petit coussin, il se mit à tâter le pouls, en faisant courir lentement ses cinq doigts sur notre poignet, comme s'il eût joué sur le clavier d'un piano. Les Chinois admettent différents pouls, qui correspondent au cœur, au foie et aux autres principaux organes. Pour bien tâter le pouls, il faut les étudier tous les uns après les autres, et quelquefois plusieurs ensemble, afin de saisir les rapports qu'ils ont entre eux.
Pendant cette opération, qui fut extrêmement longue, le docteur paraissait plongé dans une méditation profonde ; il ne dit pas un mot ; il tenait la tête baissée et les yeux constamment fixés sur la pointe de ses souliers. Quand le bras droit eu été scrupuleusement examiné, ce fut le tour du gauche, sur lequel on exécuta les mêmes cérémonies.
Enfin le docteur releva majestueusement la tête, caressa deux ou trois fois sa barbe et ses moustaches grises, et prononça son arrêt : Par un moyen quelconque, dit-il en branlant la tête, l'air froid a pénétré à l'intérieur, et s'est mis en opposition, dans plusieurs organes, avec le principe igné ; de là cette lutte qui doit nécessairement se manifester par des vomissements et des convulsions. Il faut donc combattre le mal par des substances chaudes...
Nos mandarins, qui venaient d'avancer précisément tout le contraire, ne manquèrent pas d'approuver hautement l'opinion du médecin. C'est cela, dit maître Ting, c'est évident, il y a lutte entre le froid et le chaud ; les deux principes ne sont pas en harmonie, il suffit des les accorder ; c'est ce que nous avions pensé...
Le médecin continua : La nature de cette noble maladie est telle qu'elle peut céder avec facilité à la vertu des médicaments, et s'évanouir bientôt ; comme aussi il est possible qu'elle y résiste, et que les dangers augments. Voilà mon opinion sur le sujet, après avoir étudié et reconnu les divers caractères des pouls... Cette opinion ne nous parut ni extrêmement hardie, ni très compromettante pour celui qui l'avait conçue...
Il faut, ajouta le docteur, du repos, du calme, et prendre, heure par heure, une dose de la médecine que je vais prescrire... En disant ces mots, il se leva, et alla s'asseoir à une petite table, où l'on avait préparé tout ce qui est nécessaire pour écrire.
Le docteur trempa dans une tasse de thé l'extrémité d'un petit bâton d'encre qu'il délaya lentement sur un disque en pierre noire ; il saisit un pinceau et se mit à tracer l'ordonnance sur une large feuille de papier. Il en écrivit une grande page ; quand il eut fini, il prit son papier, le relut attentivement à demi-voix ; puis s'approcha de nous pour nous en communiquer le contenu. Il plaça l'ordonnance sous nos yeux ; puis, étendant sur sa feuille l'index de sa main droite, terminé par un ongle d'une longueur effrayante, il nous désignait les caractères qu'il venait d'écrire à mesure qu'il nous en donnait une explication détaillée.
Nous ne comprîmes pas grand'chose à tout ce qu'il nous dit ; le violent mal de tête dont nous étions tourmentés nous empêchait de suivre le fil de sa savante dissertation sur les propriétés et les vertus des nombreux ingrédients qui devaient composer la médecine ; d'ailleurs, le peu d'attention dont nous étions alors capables était entièrement absorbée par la vue de cet ongle prodigieux qui errait à travers un amas de caractères chinois ; il nous sembla comprendre pourtant que la base dur mède était le ta-hoang et le du-pi, c'est-à-dire la rhubarbe et l'écorce d'orange ; après cela il devait encore y entrer une variété considérable de poudres, de feuilles et de racines. Chaque espèce de drogue avait mission d'agir sur un organe particulier pour y opérer le résultat spécial ; cet ensemble d'opérations diverses produirait finalement le prompt rétablissement de notre santé.
Il est d'usage qu'on fasse bouillir ensemble, dans un vase de terre cuite toutes les drogues prescrites ; quand l'eau s'est suffisamment assimilée, par une longue ébullition, leurs propriété médicamenteuses, on la fait avaler au malade aussi chaude qu'il est possible. Ordinairement les médecines chinoises sont d'un aspect oléagineux et d'un noir très foncé, quoique tirant légèrement sur le jaune ; cette physionomie peu rassurante provient d'une certaine substance grasse et noirâtre que les médecins ont le bon goût d'introduire toujours dans leurs ordonnances ; cependant, quand on est parvenu à surmonter la répugnance des yeux, les remèdes chinois ne sont pas du tout pénibles à prendre ; ils ont toujours une saveur fade et un peu sucrée, mais jamais, comme ceux de nos pharmaciens d'Europe, ce goût nauséabond qui fait bondir le cœur et soulève à la fois l'organisation tout entière.
... La prodigieuse quantité de drogues qui entrent dans la composition des médecines chinoises nous a toujours frappé, et nous n'oserions pas assurer que cette particularité ne vient pas précisément de ce que c'est le même individu qui prescrit et vend les remèdes. La crainte de se voir rançonner par l'avidité des médecins a donné naissance à un usage fort bizarre, mais qui entre parfaitement dans les goûts des Chinois. Le médecin et le malade se laissent aller à une sérieuse discussion touchant la valeur et le prix des remèdes indiqués. Les membres de la famille prennent part à ce singulier marchandage ; on demande des drogues communes, peu chères, on en retranche quelques unes de l'ordonnance, afin d'avoir moins à débourser. L'efficacité de la médecine sera peut-être lente ou douteuse ; mais on patientera et on courra la chance. On espère, d'ailleurs, que le retranchement ne gâtera rien ou qu'une dose plus ou moins considérable pourra obtenir à peu près le même résultat. Il faut convenir que, le plus souvent, il n'y a en effet aucun inconvénient ; qu'on adopte un remède ou un autre, qu'on absorbe peu ou beaucoup de liqueur noire, cela ne fait ordinairement ni froid ni chaud. Le médecin, après avoir longtemps discuté, finit toujours par livrer sa marchandise au rabais, parce qu'il est bien sûr que, s'il se montrait trop tenace dans le prix de ses ordonnances, on irait essayer de se faire guérir dans une autre boutique."
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